Tangue, tangue le rafiot, forte houle au creux de l’eau.
Vogue la vague, jamais ne chavire, saute, tressaute le navire.
Dans l’entrepont enténébré s’amoncellent les remugles, soufrés des vieux pets, aigres, piquants de chou, d’oignon. Parmi les ombres rampantes, à la lumière chiche des brandons, dans cette fournaise de la coquerie enfumée, l’homme de l’art, luisant de gras, aux fourneaux rageusement attise les braises. Maître-coq, ta gueule d’enfer aux poils roussis, cuite et recuite, se chauffe rougissante aux culs des poêlons.
Vogue la vague, jamais ne chavire, saute, tressaute le navire.
Roulent, déboulent, s’agitent les flots, fessent les flancs du bateau.
Ce diable d’homme contrefait, aux jambes arquées, tout couturé, tout tailladé, au gré du roulis, d’un bord à l’autre, glisse, sautille et s’arc-boute, bancal, au plancher mal équarri. Des creux, des bosses, il faut que ça bouge, il faut que ça danse et au fond des marmites malmenées, chante le bouilli. Pourvoyeur de vivre, il sait que belle provende donne bonne pitance, leste le ventre et réjouit l’affamé.
Roulent, déboulent, s’agitent les flots, fessent les flancs du bateau.
Festons d’écume au faîte des vagues et les lames de mer mugissent, divaguent.
Surtout, ne jamais oublier les tristes jours sans graisse, ni gruau, jours infâmes faits de suif et de sciures mêlés. Il a connu les voyages hasardeux, les traversées malheureuses, au manger médiocre vite épuisé, vite gâté. Il a vu des hommes, épaves en sursis, ronger cordages ou voilures et des harnais finissant au pot alimenter le brouet. Mais ce soir, le rata est solide et avec une pleine ventrée de ce ragoût épicé, le matelot repu aura la panse bien calée.
Festons d’écume au faîte des vagues et les lames de mer mugissent, divaguent.
Tangue, tangue le rafiot, forte houle au creux de l’eau.
Sur son visage lunaire embué de sueur, sa lippe épaisse s’éclaire d’un sourire édenté. Hilare, sa bouche torse dévore sa face camuse. Ici, il ordonne et prélève sa dîme, un peu de ci, un peu de ça, le regrat du carré. Cuisinier cambusier, envié, craint, il est le maître de l’office où tonne son rire d’arquebuse. Il sait que demain foisonne de souvenirs, d’aventures non vécues. Sa fortune, il ira la cueillir, de la pointe d’un harpon, au plus loin de la terre. Pour lui, vagabond des mers, le retour est impossible. Il sait qu’un jour, sous le vaste horizon crêté de vent, l’océan lui offrira le repos d’une couche, douce d’écume, blanche de sel.
Printemps sauvageon, l’infini est pour toi une source où boire le ciel, une crèche où croquer le soleil. Et l’infini si vaste, impossible à connaître, tu le veux de chair et de sève, comblé de ton être, mais tout ton corps n’y peut suffire. Le monde fini est bien assez grand, il est à toi comme tu es à lui. Le marais fuyant, battu d’un vol farouche, est un autre toi-même. La dune herbée, mamelons doux, flancs sablés, est ce double que tu vénère. Bel enfant, fruit androgyne de la genèse, donne à chacun ta juvénile verdeur, laisse couler sur la terre le lait de ta mère.
Va, en semeur répandre l’incendie.
Va, l’arbre attend, tel un candélabre, ta flamme et le pré, ton pas, foulant, brûlant, le chaume d’hiver.
Pays tout à la fois sombre et pâle qui tarde à renaître, pays d’arrière-pluie au printemps hésitant. Des monceaux légers de feuilles passées tels des essaims comblent les sentiers. Les dentelles nervurées coagulent en nids, guêpiers où le temps s’enlise. L’hiver toujours loge au ras des terres.
Pourtant, aux rives des feuillages, les fanions clairs des cimes s’échevellent ; résilles ouvertes aux entrelacs aquarellés, mais déjà, repris par la brume, l’horizon se glace.
Pourtant, aux talus des nuages, une tache solaire grandit ; ombre juvénile, comme un souvenir de chaleur revenue, mais déjà, repris par la brume, l’horizon s’efface.
Pays de mauvais temps où la glaise scelle le pas d’un poids séculaire, pays de marne au chant de silence. Mais déjà, reprises par la vie, les boues verdissent nourries de brume. Le printemps toujours germe au ras des terres.
Au jour finissant, quand le réel, superbe d’indigence, se drape des grisailles du doute, je sais, un répit, prémices aux vacillements, je sais, l’heure métisse.
La pièce, sous un dais de poutre, semble comme écrasée. Évidée au fil du temps, il ne reste plus, entre croisée et cheminée, que l’écueil vieillissant d’un fauteuil de cuir. Des nuages en taille-douce s’illustrent aux carreaux des fenêtres où quelques gouttes pluvieuses paressent. Un rideau d’ailes bruineuses, traverse les nuées. Les étourneaux sont en campagne et le ciel est un étang. Il y a peu de lumière et, derrière la vitre, le paysage est un lavis où les ombres invitent au repli. Appendue aux murs, l’aune souple des tentures vient border la pierre. Pareilles aux paroles murmurées à l’orée de la nuit, les tapisseries frémissent. C’est une oscillation lente, le bercement d’une nacelle dans la lumière déclinante. Il faut attendre encore et prendre place, parmi les souvenirs, au corps du fauteuil de cuir. Il faut attendre et prendre place devant ces hautes lisses qui parlent de jadis. Il faut attendre, l’heure métisse.
Fatiguée des lisières de nuit, elle viendra faire litière aux berceaux des toiles tissées. Hors des sables du temps, de ses remous, paysages et couleurs s’émerveillent. L’onde éblouie ruisselle et la nature ivre s’ensoleille. Voici qu’aux labours des flots, la houle nourrit l’océan. Là-bas, aux ventres des mers, des hommes audacieux harponnent le destin. Et sous l’iris mauve, pailleté d’or, d’une lune fauve, le marin espère la terre : des îles peignées de vent, aux vertes frondaisons, aux grenades offertes.
Fils de trame, fils de chaîne, sur le tableau de toile, les fantoches jouent la farce du monde. Attendris ou surpris, des visages crient. Soldats, filles connues, comédiens se ruent aux côtés des diables et des spectres. Ici, le Silence aime la Vie qui pendue au cou du Trépas se voit déjà pantelante, morte, dans ses bras. Passe le temps, l’histoire change. Et telles des feuilles, déçues au glas qui sonne, radieuses au vent de l’automne, serments et promesses s’envolent. Et puis, dessous la lunaison, au corps du théâtre tissé, la vie reflue. Alors, les tentures scellées de lune, histoires tues, fables cousues, pendent inertes.
Certains soirs esseulés, sous la paupière du ciel, dans ce cocon de cendres où les rouges noircissent, j’ai vu, la revenante des lisières de nuit, j’ai vu, l’heure métisse.
Amoureux de l'écriture, poésie, romans, théâtre, articles politiques et de réflexions... Amoureux encore de la beauté de tant de femmes, malgré l'âge qui avance, la santé qui décline, leurs sourires ensoleillent mes jours...