L’espacement parfait de deux tours accordées
la gothique élégance d’un cri lancéolé
une ascèse penchée sur les splendeurs florales
une muraille grise en contre-chant des braises
forgées de vitrail mauve et de ciel absolu
Les regards éperdus dès le portail franchi
font une haie d’honneur aux gisants gaéliques
sous la prude insolence des orgues insoumises
comme ce sang breton contrarié des rias
et du bourdon sonnant l’angélus de la mer
De peu s’en faut qu’à l’aube on s’éternise
pour ne plus quitter l’or de ces quartiers bénis
tant le soleil y tient son rang d’envahisseur
applaudi des jambages de l’Odet fleuri
comme aucun autre arpent dont Dieu fasse mystère
L’enfance sera marquée par la pauvreté et par une santé fragile ! Les retours annuels d’Algérie en France sont facilités par l’oncle Charles Fouchet, notaire dans l’Eure. Très tôt, Max s’improvise récitant des poètes classiques et joli cœur des amies et des petites cousines. Il est un élève irrégulier, brillant en français, histoire et géographie, mais nul en en gymnastique et en maths : encore un chez qui les enseignants n’auront ni réussi, ni même tenté sans doute, de susciter une excellence cependant évidente en d’autres branches.
A dix-sept ans, il fonde les Jeunesses socialistes en Algérie, une organisation toute neuve issue en droite ligne de l’inspiration paternelle, et déjà lance des revues éphémères : son ami n’est autre qu’Albert Camus, compagnon pour l’exaltation comme pour la promenade, infinies l’une comme l’autre. On s’échange les livres, vu la pauvreté partagée, et bientôt la jeune Egérie, Simone Hié, qui quitte Max, retenu par les devoirs militaires, pour Albert : on connaît d’autres exemples, presque contemporains, avec Gala renonçant à Paul Eluard pour Salvador Dali.
En 1933, Max-Pol s’embarque sur un cargo transportant des vins d’Alger à différentes destinations y compris françaises : il s’essaie à la vie des marins, poussant le mimétisme jusqu’à l’identification, mais ne tenant aucun de sa constitution plutôt frêle, exactement comme sa consoeur Simone Weil qui, à la même époque, travaille comme ouvrière en usine et se révèle, plus encore que Max, mystique dans ses conceptions (3). L’expérience du sort commun vécu avec une trentaine de vieux loups de mer, bretons de surcroît, marquera profondément notre militant, d’autant qu’aux escales il rend systématiquement visite aux sections locales du parti socialiste.
La misère l’attend néanmoins, plus féroce encore, à l’école Lavigerie – oui, il sait, avec un pareil nom : une école « catho » - où l’alimentation douteuse et l’habitat insalubre achèveront de compromettre ses poumons : on pourra y voir un nouvel essai d’identification au père, si l’on est psychanalyste ! Voilà Fouchet admis en sanatorium dans l’Isère, tandis qu’un sort commun – décidément – survient à Camus, demeuré à Alger. Celui-ci lui écrit : « nous nous évertuons à masquer de formules et de recherches désespérées une vérité trop nue et trop simple : que notre condition est désespérante ». En sanatorium, Max-Pol aura rencontré Emmanuel Mounier, approché sa jeune revue Esprit et rédigé les trois textes d’Histoires Saintes, un titre qui, venant de lui, interpelle évidemment.
Revenu à Alger en 1936, il s’indigne du sort réservé aux musulmans : « Quand donc ce peuple se révoltera-t-il ? ». Bientôt, c’est le Front populaire et les défilés dans les rangs des Jeunesses socialistes ; c’est aussi l’entrée dans sa vie de Jeanne Ghirardi. L’échec de Léon Blum et l’abandon des républicains espagnols lui sont autant de plaies ouvertes, inguérissables et qui motivent sa démission du parti.
Nommé conservateur adjoint du Musée national d’Alger, il aura eu le temps de participer, grâce à une bourse, à des travaux d’archéologie en Grèce, et chaque expérience laisse chez lui des traces profondes. Infatigable, il poursuit études et agrégation d’histoire : il hérite de la direction de la revue Mithra qu’il rebaptise en Fontaine, destinée essentiellement à la poésie et où il joue tous les rôles : expéditeur, rabatteur de textes et, bien entendu, auteur ! Sauf que la guerre va passer par là !
La censure s’installe, qui voit des messages codés pour l’ennemi en chaque expression insolite ! là-dessus, Fouchet lance, quelques jours après l’appel du 18 juin (non encore parvenu aux oreilles des Algérois), un éditorial dans le numéro 10 de Fontaine : « nous ne sommes pas vaincus … Français, pour gagner leur régime, vos généraux ont perdu la France ! » et, non contents de pareils propos destinés aux littéraires, le couple fabrique des tracts à disséminer nuitamment dans la ville : ah oui, car Jeanne et lui se sont mariés le 13 juillet dans cet enfer politique.
La revue, cependant, paraît et parvient aux lecteurs de la métropole, aux yeux et à la barbe des censeurs trop inconscients, et y collaborent des noms toujours plus prestigieux, comme Pierre Emmanuel. Fontaine devient un authentique organe de la résistance, dénoncée bien évidemment par la talentueux Drieu la Rochelle, qui se fourvoIe dans la collaboration.
Or, en janvier 1942, c’est le drame : Jeanne Fouchet s’était embarquée pour la France à bord du Lamoricière : Il s’agissait pour elle, d’obtenir son agrégation. Le paquebot ira sombrer dans la tempête non loin des Baléares, et alors que le mari nourrissait dès le départ de sombres pressentiments. On le sait assez rationaliste et pourtant il épèle le nom du bateau différemment : « la mort ici erre » … Mieux, il se découvre, dans ses poèmes récents, d’étranges accents prémonitoires (4, 5) :
Mystérieusement, sans pouvoir m’y soustraire
Mes poèmes unissaient la mer, l’amour, la mort
Je voyais un naufrage, je l’écrivais,
Je ne pouvais rien écrire d’autre.
C’était la dictée d’un langage inconnu,
Qui attendait sa traduction. Elle vint.
Le 7 janvier 1942, ma femme s’embarquait
Sur le navire Lamoricière. Le 8, dans la nuit,
Au large des Baléares, ce navire sombrait.
Je l’avais su, sans le savoir.
La vie reprend son cours, plus acharné que jamais, plus frénétiquement voué à la quête de la Liberté, ce dernier mot du poème que lui propose Paul Eluard pour Fontaine n° 22, en ayant eu soin de biffer la dernière strophe juste pour la censure mais de le rétablir ensuite : or, Vichy se fâche ! On ferme encore une ultime fois les yeux, en raison du deuil qui frappe Fouchet. Et la revue effectue d’invraisemblables détours pour parvenir à la Métropole : elle collectionne désormais des signatures éminentes, avec Bernanos, Breton, Rougemont, le couple Maritain, Saint-John Perse, Supervielle, Saint-Exupéry, tant d’autres ! En d’autres termes, Fontaine devient un organe de l’élite intellectuelle en lien avec la France occupée, une voix d’Afrique du Nord vers le monde libre. En 1943 débute une série d’émissions Lumière de France sur radio Alger. A la faveur d’un séjour à Londres, Fouchet ira jusqu’à prendre la parole sur les ondes de la BBC durant l’été, en écho à ce de Gaulle du 18 juin 1940 dont il ne suivra l’exemple que pour autant que cet éclaireur soit le porte-parole de la liberté non capitaliste, non colonisatrice, non militariste : hum, hum ! Un gaullisme de « désobéissance » comme celui de 1940, soulignera Jean Queval, or nous ne sommes plus en 40 !
Les textes d’actualité et d’indépendance de Fontaine seront repris en édition ultra-légère de manière à être parachutés sur les maquis de France par la R.A.F. en même temps que les armes, les médicaments et les explosifs. Un peu plus tard, des textes de la revue se verront réunis sous le titre La France au cœur, autant d’intitulés laissant entrevoir une obsession joignant à une haute idée de la poésie une conception non moins exigeante de la patrie : un sentiment, on le verra, qui ne tient cependant aucunement du nationalisme, la suite de la carrière en est garante.
En juin 1944, Fouchet se voit nommé au sein du comité national des écrivains en tant que représentant la résistance en Afrique du Nord. Sa revue réunira jusqu’à 15.000 abonnés dans l’immédiat après-guerre pour se terminer avec son n° 63 en 1948, de par une autogestion déficiente.
C’est alors le temps, pour notre poète, d’entamer une vocation de grand voyageur dont on retiendra notamment ceux qui figureront dans une future bibliographie dévorante. En 1948, Fouchet part pour les USA où il fait cours à Columbia University et donne des conférences aux comités d’Alliance française. Un an plus tard, il est à l’université de Middelbury tout comme à l’AmerIcan University Center de Paris. De séjours en Afrique noire et à Madagascar, il réunira la matière d’un livre : Les peuples nus (1953). Et tout Fouchet se reconnaît dans cet extrait (6).
Le « bon » sauvage – ni bon, ni mauvais, ni sauvage – n’ignore pas la notion de faute. Certes. Mais elle est, chez lui, assez relative pour qu’on n’aille pas réduire à néant l’innocence qu’il possède encore. Je vois sur l’Afrique déferler – clercs ou laïques, clercs surtout – les missionnaires de l’ordre de la Faute. On ne contestera pas leur courage, on reconnaîtra leur dévouement à sauver de la maladie, de la mort, des peuples entiers. Pourtant, on ne baissera pas la voix (tout Fouchet est dans ce mot NDLR) on ne cessera de dénoncer ce qu’ils apportent avec leurs quinines : la calamiteuse notion de péché. Mille exemples se présentent. L’amour charnel était, chez les Noirs, libre, spontané, sans problème. Il faut qu’ils apprennent désormais à tenir cette spontanéité pour coupable. (…) Le Noir était nu. On l’incite à se vêtir. Déguisé d’oripeaux, il renonce la belle naïveté du corps. Il avait une âme, son âme. On veut qu’il s’affuble de la nôtre.
Du Guatemala et du Mexique, dont il se verrait bien obtenir la nationalité, il en approfondit ses connaissances des civilisations précolombiennes et publiera Terres indiennes (1955), où le texte se voit enrichi de photos de sa facture et de sa collection, car cette nouvelle passion ne le quitte plus.
Or, depuis 1953, Max-Pol donne en télévision – la toute jeune télévision - de courts exposés littéraires : il y rencontre Marguerite Gisclon, speakerine à radio-France, qui devient sa compagne et dont il aura un fille unique, Marianne (évidemment !) en 1960. En donnant un accent tout spécial à l’apport humain trouvé dans les livres. Max évoque avec naturel bon nombre d’auteurs peu susceptibles d’être interviewés, s’agissant surtout des anciens, des classiques ou alors d’étrangers. Survient alors la demande d’une émission plus fréquente : ce sera Le Fil de la vie, parfois diffusée alors que l’animateur voyage aux antipodes. Cela ne saurait manquer en effet, l’année 1956 est celle d’un voyage en Inde d’où il rapportera texte et photographies de L’art amoureux de l’Inde.
Plus d’une fois, Fouchet se voit menacé – et le mot est faible – pour ses prises de position durant ces années de paix comme il le fut en temps de guerre : ainsi de sa condamnation de la peine de mort, mais à chaque fois il est suivi par son public et remporte le dernier mot par sa popularité bien conquise.
Les voyages effectués sont à ce point nombreux que leur énumération en serait fastidieuse : les titres qu’on en retire parlent d’eux-mêmes : Portugal des Voiles, pour ce qui est des livres, mais aussi Terre des Arts en télévision où sont développés des thèmes précis comme les origines de l’art, la signification de l’art abstrait etc. l’esprit de ces émissions est de ne jamais séparer l’expression artistique de la vie des peuples, exactement comme on trouvait précédemment le vif souci du substrat humain derrière chaque œuvre littéraire commentée.
Devenu toujours plus prisé de son public, à travers surtout Lectures pour tous, Fouchet gardera indemne son rejet de toute censure et bientôt celui de la mort du « direct » qui caractérisait si bien sa présence à l’écran : comme de Gaulle, il s’exprimait sans aucune note et gagnait la sympathie par cette franchise du contact véritable : déçu de voir une fois de plus le politique noyauter les décideurs de « sa » télévision, il se retira à Vézelay où il avait opté pour une maison sobre et recueillie, à proximité de l’abbaye romane et sur ces terres où avaient vécu d’autres penseurs humanistes comme Romain Rolland et même le déroutant Georges Bataille Max décède le 22 août 1980 et repose au cimetière du lieu : figure sur sa tombe selon ses voeux « il aima la liberté » : cet incroyant ne craignait rien de la mort : « c’est un pays à connaître ».
Finalement, le poète ?
Malgré son mode de vie trépidant, Max-Pol ne cessera jamais d’écrire de la poésie, tout en n’y consacrant que ses moments de rare décontraction. L’esprit, cependant, ne se disperse pas ni ses intérêts pour le tout-venant de la culture, encore faut-il souligner qu’aucun sujet n’est abordé sans passion ou sans profondeur.
Parlant de son style, certaines figures sont recherchées voire fulgurantes, et pourtant le lexique est simple et presque quotidien. Comme pour ses présentations en TV, il souhaite, dira André Brincourt, non pas nous instruire, mais nous mettre en confiance et, face au poème, cette approche est tellement essentielle ! Ce que lui-même traduit dans son Anthologie thématique de la poésie française par sa préface : « … La prose peut être poème, le poème ne peut être prose : son rôle n’est pas de raconter, mais de nous placer devant une soudaine évidence, et si on lui accorde de raconter, que ce soit pour nous conduire à cette évidence. Un amour particulier nous importe, en poésie, dans la mesure où il révèle l’Amour (…) Le poème s’accomplit s’il parvient à un seuil où plus rien n’est relatif (…) Le poème vrai dévoile une essence, une substance indemne des phénomènes. Il s’ouvre sur une éternité ».
On saisit donc bien la conception que notre auteur se faisait des belles-lettres au plein sens du mot. Il se devait, par conséquent, d’écrire selon un registre qui ne déçoive ni ses propres exigences, ni celles de ses lecteurs. On trouve, dès lors, un jugement éclairé sinon définitif de cette œuvre sous la plume d’un connaisseur s’il en est : Hubert Nyssen, le fondateur d’Actes Sud : « Cet homme incarnait, et demeure avec les livres et les documents qu’il nous laisse, une totalité (Gestalt) de telle nature qu’on ne saurait isoler une partie sans déliter l’ensemble (…). Max- Pol Fouchet n’était pas ici un poète, là un romancier et ailleurs un essayiste, mais il est et restera (…) un être hors du commun, un polygraphe inspiré, une voix qui en charrie d’autres comme un fleuve ses glaciers et ses affluents, un religieux du genre humain, un prophète pour lequel notre vocabulaire n’a pas de mot. »
« Le savoir-vivre de Max-Pol Fouchet c’est aussi le savoir lire, le savoir écrire et, ce qui est plus rare, le savoir dire. » : c’est encore ici un autre pur poète qui le décrit en son intime conviction et son propre savoir de l’existence telle qu’on la rêve : Monsieur Jacques Prévert soi-même, et son jugement laisse peu de place aux querelles d’école ou aux délits d’initiés, face à leur quête commune et indéfectible de la liberté : une quête, de plus, qui choisit la discrétion pour mot de passe, et magistralement :
Pour que demeure le secret
Nous tairons jusqu’au silence (7).
1)Queval, Jean, Max-Pol Fouchet, Poètes d’aujourd’hui, Pierre Seghers Editeur, 1964 p. 52.
2)Ibid. p. 54.
3)Weil, Simone, La condition ouvrière, NRF, Gallimard, 1951.
4)Van Dam, Francis, Poésie et prémonition, Le destin en psychanalyse, sous la dir. de Riadh Ben Rejeb, Ed. In Press, Fac. Des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 2005.
5)Guérande, Pierre, Poésie et prémonition, La Revue Générale, 2005.
6)Fouchet, Max-Pol, Les peuples nus, Ed. Corréa, Paris 1953.
7)Fouchet, Max-Pol, Demeure le secret, Poèmes. Mercure de France, 1961.
Quelques références
Collectif, Max-Pol Fouchet, un amoureux de la liberté, La pierre et le sel.
Limousin, Christian (coordinateur), Centenaire de la naissance de Max-Pol Fouchet – L’album des commémorations Max-Pol Fouchet, un poète ? Cahiers bleus n° 20, Troyes, Printemps-été 1981.
Rouquet, Guy, (coordinateur), Max-Pol Fouchet, le passeur de rêves, Atelier imaginaire, Le Castor astral, 2000.
Se souviendra-t-on longtemps de nos excellents présentateurs de l’actualité littéraire qui, en radio comme en TV, nous sont connus depuis, pratiquement, la naissance du petit écran ?
On applaudissait à raison un Bernard Pivot pour Apostrophes, Lecture pour tous et même sa redoutable dictée, avant qu’il ne rejoigne le jury du Goncourt ; coups de cœur aussi pour Jacques Chancel avec Radioscopie (France Inter) et Le Grand Echiquier ; sur nos ondes radio, on se rappellera l’inimitable Armand Bachelier pour ses chroniques parisiennes. On fait désormais la fête à François Busnel pour La Grande Libraire, mais on est tout aussi réceptif à l’émission radio d’Emmanuel Khérad pour La Librairie francophone qui réunit les voix d’auteurs et de libraires français, canadiens, suisses, africains francophones et … belges !
Est-ce à dire que ces animateurs du meilleur cru garderont fort longtemps leur présente ou ancienne notoriété, on peut en douter en constatant le relatif oubli où s’enlisent certains noms de qualité, et l’on pense forcément à Max-Pol Fouchet qui cumulait les profils – tous remarquables – d’auteur, de présentateur TV en son âge héroïque, d’ethnologue et surtout d’humaniste et de résistant pour la liberté.
Ce palmarès flatteur n’autorise-t-il pas d’en évoquer le détenteur, alors que sa disparition remonte maintenant à quarante années, et que ses attitudes politiques – qui n’apparurent que dans ses pamphlets à pointe à peine émoussée, jamais dans un mandat – appellent à un salut rétrospectif sans demi-mesure ?
Un père qui fut un saint laïc
Max-Pol était le fils d’un incroyant, Paul-Hubert Fouchet, qui avait foi dans la fraternité des hommes et le prouva du côté de Verdun durant la grande guerre, pour sauver nuitamment des compatriotes blessés en première ligne des combats, mais aussi en retournant, sans l’approbation de ses chefs, porter secours à des combattants allemands qui agonisent. « Afin de mieux voir en conduisant (son ambulance) et d’aller plus vite, il ôte son masque à gaz. A son retour, il a les poumons gravement brûlés » (1).
Ancien armateur à Saint-Vaast, dans le Cotentin, il avait baptisé ses trois voiliers Liberté, Egalité, Fraternité et ses deux chalutiers Karl Marx et Jean Jaurès, lesquels sont tous promis à la casse à son retour du front. Ruiné, il sera co-fondateur d’un comptoir de mode à Bruxelles, avant d’émigrer en Algérie, qu’on lui conseille pour rétablir sa santé et d’y relocaliser ses activités.
En 1929, Paul-Hubert vit ses derniers jours : « Devant ses longues souffrances, Max-Pol fait le serment de le venger et d’abattre des Allemands. Son père l’appelle près de son lit et lui fait jurer « de tendre ses mains à l’Allemagne, par-dessus sa tombe, pour la paix des peuples ». Quelques heures après, Paul-Hubert meurt. On l’enterre au cimetière de Saint-Eugène, face à la mer, comme il l’avait demandé » (2).
Géricault - Le radeau de la méduse (symbole du naufrage de toutes vies - JDornac)
Nous naissons et mourons
en un même naufrage
Qui parle de terre ferme ?
Nos répulsions et nos délices
croisent la même mise à feu
dans les jardins du paroxysme
Nos errements nos certitudes
ont cette morsure identique
au talon de leurs équipées
Les victoires et les défaites
se disputent les mêmes jeux
les mêmes torrents galvaniques
leurs cris de foule et leurs outrances
leur même tanière abyssale
Fourches caudines Sous le joug
de votre impériale jactance
nous vivons à jamais l’hiver
les sombres promesses du soir
et l’été de nos résiliences
matutinales
Pierre Jakéz Helias est né à Pouldreuzic (Finistère) en 1914 d’un père qui est à la guerre : élevé en breton, l’enfant deviendra un élève du Lycée de Quimper et finira par enseigner méritoirement le français en divers coins de l’Hexagone. En 1945, il est rédac’chef de « Vent d’Ouest » du Mouvement de libération nationale, anime des émissions en breton sur radio Quimerc’h et devient président d’Ar Falz qui incarne la culture bretonne des enseignants laïques. Il collabore aussi aux Fêtes de Cornouaille.
Tous ces titres de gloire rencontreront cependant, par la parution de son livre, une farouche mobilisation de la part de militants bretons dont le plus mordant sera donc Xavier Grall, fraîchement rentré de la capitale et lassé d’y être apostrophé pour sa « gueule de breton ». Sa conscience militante ne s’en trouve-t-elle pas suraiguisée au point de lui faire déverser sa bile, quelquefois sans nuance, sur le « folklorisme fossilisant » de l’auteur désormais « à succès » : Helias. L’épisode a immanquablement marqué les esprits ! C’est que la réponse cinglante de Grall donnera lieu, nous le disions, à un livre-réponse sous le titre « Le Cheval couché » qui a valeur d’un blâme à l’égard du côté rétrograde et carpetteux de son désormais célèbre confrère : sauf que son plaidoyer revêt tous les attributs du dépit amoureux face à l’irrésistible ascension de ce Jackez l’ancien, comme il se plaît à le qualifier irrévérencieusement. Et, pour le lecteur du temps présent et étranger à la géopolitique de cette querelle, le portrait-charge finit par lasser, suscitant comme un malaise face à la disproportion entre le reproche et le corps du délit, si délit il y eut jamais.
Précisons néanmoins que Xavier Grall, à qui nous devons de belles évocations de destins exceptionnels (James Dean, François Mauriac, Arthur Rimbaud et, sans doute Le plus beau : Lamennais), avouera tardivement regretter tout bonnement ce livre.
Il ne nous revient nullement, comme observateur extérieur, de juger du bien-fondé quasi politique de ces réactions dont nous ne partageons – et moins encore ne partagions – pas le contexte. Simplement, il peut sembler légitime de reprendre quelques critiques adressées à l’auteur-cible comme de relever, ensuite, les illogismes dont le temps paraît avoir constellé la diatribe. Les mots sont forts de la part de Grall quant à ses reproches dont certains sont quelque peu décoiffants, comme celui d’en vouloir à Helias d’avoir enseigné le français et de participer à l’extinction de la langue bretonne !
Cette appartenance même à la collection « Terre humaine » de Malaurie devait bientôt faire bondir maints contradicteurs, dont le plus virulent, Xavier Grall, étalera ses reproches au long d’un « droit de réponse » qu’il s’arrogera sous le titre « le Cheval couché » : « la civilisation bretonne est-elle réellement morte au point qu’on dût lui ériger ce monumental tombeau ? » (Le cheval couché, p. 45).
Mais revenons au premier ouvrage et à son auteur Pierre Jakez Helias. Le succès de son « Cheval d’orgueil » se concrétisera par des millions d’exemplaires vendus et près de vingt traductions de par le monde. Tardivement, la presse escortera ce qui s’impose dès lors comme une évidence éclatante au départ d’un récit autobiographique et ethnologique : c’est que la langue en est imagée et savoureuse et sent bon la communion avec la terre et, Bretagne oblige, la mer. Et c’est vrai que ses histoires ont un charme fou !
Un certain art de vivre surgit en outre de ces pages dont l’auteur dira, bien plus tard : « je trouve que la société dans laquelle j’ai vécu avait atteint un degré de civilisation considérable ». En même temps, le trop heureux élu de ces choix populaires écrira : « Je ne suis fier de rien. Mon plaisir c’est d’écrire, de mettre au point quelque chose que je sens en moi. Je le fais de mon mieux. Je me fais plaisir avant tout. Je suis un égoïste ». Il conclura encore, plusieurs années plus tard, la suite de son autobiographie sous le titre « le Quêteur de mémoire » (1990), par cette affirmation : « Je me sens parfaitement bilingue et biculturé, doublement acclimaté ». Il rejoint en somme son grand devancier qu’est Anatole Le Braz (1859-1926) qui lutta pour des cours publics de breton et présida l’Union régionaliste bretonne, et qui temporisait ses élans en concédant : « Le Breton que je suis doit trop à la France ». Il anticipe en somme un courant d’idées plus récent, comme celui d’Amin Maalouf, qu’il eût sans doute adoré quand il affirme : « je n’ai pas plusieurs identités, je n’en ai qu’une, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un « dosage particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre ».
Est-il bien utile d’exhumer tel ou tel cas de rivalité entre artistes dès lors qu’il en existe depuis la plus haute antiquité ? Cibler, comme ici, deux épisodes précis relevant, en outre, d’une même époque et d’un contexte culturel identique pourrait à la rigueur paraître indélicat dans la mesure où ces deux dimensions – la seconde principalement – pourraient se voir et surtout se croire spécifiquement visées. Notons dès à présent que les escarmouches évoquées plus loin ne donnèrent pas lieu à d’interminables échanges d’aménités mais se sont soldées par des essais tangibles d’apaisement : les acteurs de ces deux conflits se sont révélés beaux joueurs, en définitive ! Notons surtout que les principaux intéressés ont fini par faire de leur confrontation l’objet d’épanchements littéraires et qu’il ne saurait être question d’aucune violation de faits confidentiels, de ce fait.
La vraie question ne devient-elle pas de savoir si, pour les auteurs concernés, leurs querelles ont pu se révéler bénéfiques – ou l’inverse - pour leur œuvre ou leur évolution ; de savoir ensuite si, au niveau des lecteurs cette fois, ces jalousies conservent le moindre intérêt à long terme : pour l’édification « morale », pour l’intérêt historique ou artistique, par exemple.
° ° °
En 1975 paraît chez Plon le livre « Le Cheval d’orgueil » d’un auteur jusque là assez peu inconnu : Pierre Jakez Helias. Cet ouvrage de quelque 550 pages, sous-titré Mémoires d’un Breton du pays bigouden, est tout entier consacré à l’évocation d’un monde rural presque révolu ; il va connaître en quelques mois un succès rare et inattendu, même aux yeux de l’auteur et de son instigateur, Jean Malaurie, ce visionnaire qui éditera les plus prestigieux ethnologues : Claude Levi-Strauss, René Dumont, Margaret Mead, Victor Segalen … (*)
Amoureux de l'écriture, poésie, romans, théâtre, articles politiques et de réflexions... Amoureux encore de la beauté de tant de femmes, malgré l'âge qui avance, la santé qui décline, leurs sourires ensoleillent mes jours...