Anne était née à Bruxelles, le 20 juin 1917, et avait étudié à Bruxelles au Lycée Dachsbeck mais, comme pour Audrey Hepburn, ces premières années ont été largement oubliées de leurs contemporains ainsi que des nôtres. Celle qui s’appelait alors Nicole Navaux se détourna intensément de cette enfance pour rechercher un ailleurs avec non moins de passion.
Elle était journaliste et sinologue, ayant refait le voyage mythique de Marco Polo en traversant le Sin-Kiang à dos de mulet, à pied, en camion avec une caravane de marchands : une émule française de Neel Doff en quelque sorte ! Déjà à la base de la création du Comité du Film ethnographique, elle devient, pour les Lettres Françaises, critique des films scientifiques et documentaires.
Elle croise un jour sur sa route « la beauté du diable », en ce sens qu’elle encourage un certain Gérard Philipe à accepter l’offre de René Clair pour ce rôle ! Et lui qui tiendra dans ses bras les actrices les plus fascinantes, de Maria Casarès à Michèle Morgan, d’Edwige Feuillère à Simone Signoret et tant d’autres icônes de ce temps, saisit très vite les multiples qualités de cette élue discrète et introvertie qui se révèle être une âme forte et fascinante : il avait besoin de cet amour tranquille, de cette volonté près de lui, qui se manifesta sans défaillance (M.Périsset), lui qui, de constitution fragile, nourrit comme elle un idéal d’exigence et de perfection.
Le destin n’accordera au couple que dix années de connivence et de tendresse puisque la mort de Gérard y mettra fin le 25 novembre 1959.
Une œuvre alors s’élabore peu à peu, dont le décès de l’être aimé semble bien le point de départ et d’arrivée : non que l’auteure ait voulu s’enchaîner aux grilles de la mort (P.G.) mais qu’elle ait, au contraire, cherché résolument à se placer du côté de la vie, sans rien perdre de l’expérience humaine engrangée dans la lumière du bonheur durant ces rares années de travail intense partagées. Elle ajoute à sa quête d’une transcendance strictement laïque la sérénité d’un regard de femme pour qui la maternité s’étend au règne des vivants autant que des disparus qu’elle porte dans sa ligne de vie : après la parution de « Le temps d’un soupir », dédié à l’évocation de sa vie avec Gérard, elle parlera dans plusieurs romans de l’inéluctable finitude de notre condition humaine en des termes d’une superbe exaltation, en revanche, des valeurs de vie. De quoi refouler bien loin l’angoisse en faveur de la « célébration du quotidien », selon un titre de Colette Nys-Masure.
L’écriture, à travers quelque six à huit romans, est apaisante s’il en est, et ne se détournera pas de cette nostalgie première, mais ramenée aux proportions d’un humanisme fait de tendresse et de conquête de la joie.
Autant que nous sachions, il n’y eut pas de recueil de poèmes sous la plume raffinée d’Anne Philipe : ce n’est que dans deux livres, « Spirale » et « Ici, là-bas, ailleurs » qu’elle se laisse aller à quelques odes à l’amour et à la maternité :
Perfection, Certitude.
Ainsi parfois après l’amour
Seul existe le présent
mais éternel et à jamais semble-t-il éloigné
de la peur imposée ou ressentie
Attente calme de ce qui sera.
Silence d’espoir
Je suis fleur et rivage,
la nuit redevient lumineuse,
le désert cesse d’être solitude.
La douleur a germé
C’est une sorte de stoïcisme à visage humain :
Tu fus mon plus beau lien avec la vie. Tu es devenu ma connaissance de la mort. Quand elle viendra, je n’aurai pas l’impression de te rejoindre, mais celle de suivre une route familière, déjà connue de toi.
Est-ce Gérard, est-ce Lorenzaccio, qui finalement nous vaut ce cri abandonné, comme un précepte du Livre de la Sagesse, par une épouse marquée du signe de la cruauté autant que de l’enchantement d’être ?
Etre la flèche
son but et sa trajectoire
Parfois l’éclair
Sans doute Anne n’apparaîtra-t-elle jamais dans une anthologie poétique, mais son langage est, moins par ces rares incursions que par ses envolées intimistes en prose, vibrant de ces frémissements qui portent haut sa pensée poétique.
©Pierre Guérande
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