11 mai 1979 - RTS
Toutefois, le souci d’un sain communautarisme qui habite l’auteur depuis sa jeunesse incite à penser que c’est en conscience – en pleine conscience – qu’il cherche à déborder des frontières étroites de l’ ego pour incarner plutôt une subjectivité interpersonnelle.
De là à penser que l’écriture « bipolaire » de Claude Roy puisse être projective d’une attitude assez fondamentale, il n’y a évidemment pas un océan à franchir. Curieusement, le roman Le Malheur d’aimer qui date de 1958 traduit lui aussi cette indécision face à l’engagement profond et indéfectible, cette fois dans l’amour et quand bien même il apparaît totalement partagé. C’est vrai, aussi, que c’est donc l’année qui lui fera connaître enfin un amour sans équivoque.
Risquons un rapprochement avec le jugement -sur un tout autre plan - de Maria Van Rysselberghe (***) qui, dans ses Cahiers, relatait une rencontre de Claude avec Gide en octobre 1941 : « nettement de droite avant la guerre, il ne reconnaît plus son idéal depuis qu’on l’applique ; mal à l’aise partout, tâtant de tous les groupements, de toutes les directions sans pouvoir adhérer à aucune ». L’opinion toujours extra-lucide d’Edgard Morin ne dit pas autre chose : « Claude Roy, comme tout naïf stalinien, avait peur de lui-même … Le parti est notre garde-fou, me disait-il comme si nous étions des déments. Et sans doute son esprit un peu tout-fou, toujours prêt à adhérer à tout et à rien, trop léger de sa gentillesse universelle, avait besoin d’un centre de gravité, d’un tissu conjonctif, d’un squelette » (5).
Fort heureusement, l’auteur s’est largement ressaisi de ces atermoiements en s’affirmant aux plans politiques et philosophiques, mais également affectifs, pour ne garder ce trait (comme une coquetterie ? Comme une signature ?) que dans l’écriture. Sa fidélité en amour comme en amitié, même à l’égard d’un être d’un autre temps (L’ami qui venait de l’an mil) devint exceptionnelle. On ne saurait taire sa vénération pour le couple Anne et Gérard Philipe, elle comme sinologue avertie et lui comme idole du théâtre décédé tellement jeune et dont la génération actuelle imagine à peine le rayonnement dans toute la Francité. Mais un culte non moins grand est réservé par exemple à Octavio Paz, de passage à Paris en 1995, mais longtemps « courtisé » avant cette rencontre ultime.
Au service de la droiture, le talent.
Nous avons longuement envisagé le style et bien plus sommairement les sujets de l’écriture de Roy ! Ne le quittons pas sans souligner encore son art de « camper » (le mot nous semble approprié) la physionomie et le profil psychologique de ses personnages : il y a là de la causticité, parfois, mais aussi de l’adoration (n’ayons pas peur du mot !) qui donneraient bien envie de troquer cette manière contre toutes les descriptions techniques de la biométrie et de la caractérologie ! Choisissons peut-être un échantillon de chaque tendance, la gentîment moqueuse et la finement admirative : On commence par laquelle ?
Le visage en triangle, front de proue, menton de brise-glace, et le double rond des lunettes-hublot il ressemblait à une lame de ressort qui fait dzing constamment. C’était un ressort d’acier à l’accent alsacien, et deux fois martelé : par l’énergie impérieuse et les accents toniques de l’allemand. (…). Il avait construit des maisons. Il allait reconstruire le monde. Il était, il est resté, pur comme un tire-ligne, modeste comme un fil à plomb et entêté comme une équerre (Nous, p. 43).
Mais voici pour illustrer la phase dévotion admirative, une évocation de Jean Paulhan, éminent représentant de la NRF dont il avait été évincé pendant la guerre :
Paulhan avait l’esprit biseauté, une malice parfois perverse, une ironie à étages, comme les fusées spatiales. Mais le désintéressement était fondamental chez lui. Il commençait ses journées en écrivant dis ou quinze lettres et billets, qui avaient comme dénominateur commun le souci des autres, le désir d’aider leur travail, de les encourager à accomplir leurs dons, de perfectionner leurs manuscrits, de découvrir des êtres humains intéressants (Le Rivage des jours, p. 167).
Honorer la figure d’honnête homme et d’écrivain de Claude Roy ne serait pas complet sans un écho final à sa carrière de chroniqueur dont la qualité vient se greffer avantageusement à toutes celles déjà évoquées ici : ce n’est effectivement pas négligeable que d’avoir donné, notamment, une vision fidèle de la Chine de son temps, lorsqu’on est soi-même entouré de fins sinologues comme Anne Philipe mais aussi Simon Leys qui rend hommage à sa clairvoyance.
Notre compatriote salue « le rare courage de Claude Roy, d’autant plus admirable que son activité journalistique s’est principalement exercée dans des endroits où la terreur de ne pas paraître suffisamment à gauche atteignit parfois des proportions paniques » (Essais sur la Chine, Bouquins, Laffont 1998).
Ainsi donc, notre auteur, parfois taxé d’hésitation voire d’aller-retour entre idéologies, se voit-il consacré par un commentateur hautement avisé pour sa fidélité jamais démentie envers ses idéaux de déconstruction de toute forme d’absolutisme, fût-ce au risque de se départir des sympathies d’une fraction de penseurs et de clans politiques infiniment proches.
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(1) nous reprenons là une expression de l’astronome Bernard Lyot, son ami, qui disait textuellement trouver chez Claude Roy une « lunette d’approche dans le cœur ».
(2) non encore devenu le futur témoin pathétique de Buchenwald.
(3) fille de M. Monnom, l’éditeur bruxellois de Verhaeren, et épouse du peintre Théo Van Rysselberghe, parfois dénommée la petite dame d’André Gide dont elle fut la confidente.
(4) Prenons à dessein quelques citations tirées de Un seul poème (1954) et de Le Rivage des jours (1992) : Un autre me répond, un autre ou bien personne (USP p. 96) Il semble qu’il vécut II semble qu’il rêva Il semble qu’il aima (p. 93). Quelqu’un qui était moi sans l’être tout à fait (p. 94). J’entends quelqu’un un peut-être moi ou bien l’autre qui serait moi (p. 121). Il sent que quelque chose lui manque, mais il ne sait pas quoi (LRDJ p. 46) ; Dans cette nuit d’été qui n’a pas existé (p. 148).
(5) Il est toutefois piquant de lire, sous la plume de Claude Roy lui-même, l’attribution de cette même attitude et d’une naïveté toute pareille à Jean-Paul Sartre, son Mentor, et ce des années plus tard. « Dans son horreur (non anti-communiste) du Parti communiste il conservait cependant une image un peu romantique, et je crois bien naïve, de ce qu’était « le Parti ». (…) Les « compagnons de route » respectaient trois fois le « le Parti » : parce qu’il était une force, parce qu’il s’appuyait sur eux, et parce qu’ils n’en étaient pas » (Le rivage des jours 1990-1991).
Références
Cingal Grégory, https://maitron.fr/spip.php?article172057.
Fonds Claude Roy (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet)
©Pierre Guérande
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