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25 octobre 2023 3 25 /10 /octobre /2023 09:45

                                                                     à Robert Simonnet, ingénieur et psychologue breton,

                                                                                 dans le souvenir de Denise Simonnet-Guyot

                                                                            psychologue et  grande résistante 1940 - 1945

 

Noirs horizons et granit rose : les Prix Nobel en Côte d’Armor

Bien que la population locale semble l’avoir largement oublié, et bien que le tourisme n’y prête pas attention, il n’est pas indifférent d’évoquer le fait que les côtes bretonnes, et plus précisément la Côte de granit rose, furent au début du XXe siècle le lieu de rendez-vous des savants les plus éminents, en tête desquels ont figuré plusieurs prix Nobel. Leur choix ne se portait donc pas sur la Côte d’azur mais bien sur ce pays d’Armorique réputé pluvieux et peu équipé, pour lors, en fait d’accueil hôtelier ou résidentiel. Cette dernière considération paraissait sans doute attractive, au contraire, pour ces universitaires soucieux avant tout de calme et de discrétion durant leur séjour. La nature de la côte n’a pas, en ces endroits, le caractère sauvage et intimidant de la Pointe du Raz ou de la presqu’île de Crozon. La roche a ici cet aspect plus lisse et plus arrondi, doublé de cette coloration rare qui lui vaut son nom. Les amas rocheux sont comme groupés par troupeaux et laissent le paysage s’aérer de loin en loin sans véritable causalité géologique apparente. Cette roche se pervertit et se noircit à sa base sous l’influence des marées, et prend alors une gravité que le soleil a tôt fait d’amenuiser.

C’est ce décor qu’un nombre grandissant de professeurs, chercheurs et penseurs adoptèrent durant plusieurs années. Nous aurons plaisir à évoquer ici deux de ces résidences d’été, à l’est de ce Ploumanach devenu village préféré des français, preuve que la beauté et le côté typique de ces lieux ne fut pas sans attirer ces vacanciers d’un genre à la fois élitiste et anti-mondain, comme nous le verrons

Les convergences ne manquent guère entre ces deux choix de séjour, non plus que les contrastes entre leurs commanditaires. Parmi les épisodes les plus saillants, notons déjà la venue en ces lieux des prix Nobel de 1911, Marie Curie pour la chimie, et de 1912, le Dr Alexis Carrel pour la physiologie et la médecine. D’autres suivront ! Ces deux icônes ont aussi en commun d’avoir défrayé la chronique pour des raisons bien étrangères à leurs spécialités académiques. Leur humanisme incontestable revêtira, comme leur patriotisme, des expressions fort différentes : tout un programme, au fond, et tout un pan d’histoire.

 

Sorbonne Plage

 

Lorsque l’on quitte le chemin villageois qui traverse la localité de Ploubazlanec, bien conscient de l’imminence de rejoindre la côte, on s’étonne d’avoir à descendre une pente aussi raide, au point d’hésiter un court instant à y engager sa voiture : on se persuade presque de ne rencontrer qu’une ou deux habitations en contrebas, et de jouir bientôt d’un espace vierge en bord de la rade, « au bout de nulle part » !

C’est ce qu’ont dû éprouver, en leur temps, les universitaires qui avaient élu ce site comme terre – et mer - privilégiés de leurs vacances, voici un siècle. Mais ce premier étonnement, demeuré d’actualité, se double à présent d’un sentiment inverse : c’est que l’on découvre paradoxalement là de vastes parkings et des hôtels de luxe fort prisés, en bordure de l’embarcadère des vedettes menant de la pointe de L’Arcouest, où nous sommes, à l’île de Bréhat toute proche, soit à quinze minutes de bateau environ. Un horizon proche, par conséquent, qui peut revêtir un aspect austère et vaguement hostile sous la brume ou alors un attrait ensoleillé et irrésistible selon l’heure et surtout la saison où on l’aborde.

Mais ranimons peut-être le passé qui, en ce début de XXe siècle, vit débarquer ici une communauté de savants, bientôt l’élite des penseurs et chercheurs d’alors, pour de légitimes délassements en commun, fort éloignés cependant des formules organisées qui leur ont fait suite de nos jours.

C’est ce passé d’exception que révèle le titre Sorbonne plage si révélateur et dont traite subtilement un ouvrage passionnant sous la plume d’Edouard Launet, un ingénieur doublé d’un sens aigu de la scénarisation et d’une passion affichée pour l’écriture.

Tout commence au fond par une invitation chez un poète, Anatole Le Braz, artisan du maintien (ou de la restauration) de la langue bretonne en même temps que subtil versificateur pour la langue française. Ses hôtes, tout à la fin du XXe siècle, sont le neuro-physiologiste Louis Lapicque, découvreur de la chronaxie, et le brillant historien Charles Seignobos. Nous sommes alors à Port-Blanc et les flâneries séparées des deux couples de résidents les mènent à repérer la presqu’Ile de l’Arcouest qui d’emblée les fascine : la destinée plus que dramatique de Le Braz – il perdra huit membres de sa famille lors d’un naufrage en 1901 – conduit les deux familles à élire plus à l’est leurs ambitions futures. Coïncidence encore : c’est aussi à Port-Blanc que Marie Curie avait fait ses premiers pas en Bretagne, en 1897 ; elle aussi cinglera plus à l’est, quInze ans plus tard, forte de ses deux prix Nobel et de ses deux filles Irène et Eve que, sans allusion à la science atomique, nous qualifierons volontiers de fusionnelles. Par rapport à l’évocation, à laquelle nous arriverons en seconde partie, des figures controversées de Carrel et de Lindbergh, celle de l’arrivée de la très estimée veuve de Pierre Curie ne lui vaudra pas non plus que des éloges, étant donné les rumeurs de « love affair » qu’elle aurait connue avec le grand mathématicien Paul Langevin, marié et père de famille, ce qui, là aussi, fit scandale. Ah, ce plaisir de ravaler les destinées glorieuses trop éclatantes !

Le physicien Jean Perrin et le mathématicien Emile Borel viendront avec leurs dames compléter la compagnie d’érudits bientôt muée en navigateurs et nageurs plus ou moins aguerris. Nous ne citerons pas la totalité des « têtes » qui composeront bientôt cet aréopage, allant jusqu’à compter une cinquantaine de familles, vivant manifestement en vase clos mais avec tant de simplicité et de gentillesse que la localité ne s’en émouvra pas outre mesure. Un zeste de snobisme ne dérange personne, semble-t-il, quand Louis Lapicque baptise son bateau du nom d’Axone …

Toute cette société se mobilise à la déclaration de guerre et Marie Curie, déjà assistée d’Iréne toute jeune, créera des unités de radiologie mobile et soulignera par l’action tout l’apport des technologies en période de conflit. Les interventions de notre savante au plan véritablement diplomatique sont à mentionner en marge de son rôle technique et novateur.

L’après-guerre voit se confirmer en Arcouest un style de vie bon enfant en même temps que s’accroît le nombre des fervents de cette jeune république, le mot n’est pas immérité. En 1926 apparaît l’élu du cœur d’Irène avec lequel se prépare un nouveau prix Nobel partagé, comme en 1903 pour les parents, c’est Frédéric Joliot-Curie. Lui seul brisera quelque peu l’apartheid du groupe, un mot que tous auraient cependant banni, en fréquentant bien davantage Paimpol et ses habitants, et forcément le large et ses inquiétants nids rocheux. C’est ensuite l’installation à proximité de la « colonie » d’ouvriers du Faubourg Saint- Antoine qui consolidera pour le groupe sa foncière détermination d’aider les classes populaires à accéder aux loisirs et à la culture.

L’orientation politique de nos résidents est nettement progressiste : elle est sensible aux droits de l’homme, à la défense acharnée de Dreyfus et de l’antifascisme, à l’obtention de mandats gouvernementaux notamment pour garantir un soutien légitime à la recherche. Dame, quand on peut se prévaloir de tels lauriers de l’académie suédoise ! Mais les avancées de l’expérimentation mènent nos lauréats à s’inscrire en tête de liste, au moins pour un temps, dans la domestication de l’atome ; les pages finales du livre, mais aussi sa trame tout entière vous glacent le sang puisque les concepteurs de l’utilisation pacifique de la radioactivité seront pris, un moment, entre le goût d’être à la pointe des découvertes et celui de rejeter les développements terrifiants qu’elles laissent entrevoir. Le vieil adage « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » revêt toute sa valeur, notamment à l’annonce des bombardements sur le Japon qui vient perturber les principes et les codes.

Ces « scrupules », diront certains, toucheront également Oppenheimer, le père de la bombe, dont l’astucieux Edouard Launet ne manque pas de citer la présence à quelques encâblures de Sorbonne plage, vers 1925. Son passé d’étudiant à Harvard et à Cambridge ne laisse guère beaucoup à jalouser de la part des émules des laboratoires français. Le destin décide ainsi de croisements dans l’existence qui vont bien au-delà des hasards géographiques, comme l’a fort bien décrit Launet.

Le littoral se ressent-il encore de la présence durant un demi-siècle de ces cerveaux redevenant, le temps de l’été, des êtres libérés et détendus, aux prises avec la vie de chaque citoyen(ne) ordinaire et seulement formattés par leur esprit de caste académique, dont ils se départissent malaisément pour leurs loisirs ?

Launet conclut avec nostalgie : « L’Arcouest, désormais, ce n’est plus qu’un nom gravé dans l’émail, celui du panneau que l’automobiliste aperçoit sur sa droite en quittant Ploubazlanec pour se rendre à l’embarcadère de Bréhat » : « un mémorial réduit à un simple muret de granit rose sur lequel est apposée une plaque de marbre murmurant en lettres dorées : En hommage à Irène et Frédéric Joliot-Curie, vies consacrées à la science et à la paix. Leurs amis de Ploubazlanec, où ils aimaient séjourner. »       

                       

 Du côté de Port-Blanc

 

Le rassemblement de cerveaux qui eut lieu, avec à peine quelque décalage de temps et d’espace, près de Port-Blanc, concerne deux figures très différentes des personnalités précitées : leur humanisme, leur engagement politique, leurs débordements mêmes furent largement à l’opposé de la ligne suivie par les Arcouestiens. Nous voulons parler du Dr Alexis Carrel et de Charles Lindbergh.

Commençons comme il se doit par l’aîné, qui précéda son futur collaborateur en choisissant de s’installer en Bretagne lors de ses retours en France. Notre objectif n’est une fois de plus que de dépeindre et de ressusciter quelque peu la relation, certes très labile, entre biographie et lieu temporaire d’existence, et pas du tout de nous étendre sur la carrière scientifique qui dépasse tout  autant les limites de notre article que celles de notre entendement. Nous proposons tout au plus un rappel de ces carrières trop oubliées par ceux-là mêmes qui hantent encore actuellement l’ancien habitat armoricain de ces deux noms prestigieux.

 

Le Docteur Alexis Carrel

 

Carrel est de la région lyonnaise : il y est né en 1873 et y a étudié, mais il émigre, dès 1904, au Canada puis aux USA : entré comme boursier au tout jeune Institut Rockefeller pour la recherche médicale, il y dirigera la Division de chirurgie expérimentale jusqu’en 1939. C’est donc dès l’amorce de cette mission, déjà en soi, lourde de responsabilité, qu’il obtient le Prix Nobel « pour ses travaux sur les sutures vasculaires et les transplantations de vaisseaux sanguins et d’organes ».

Si les dates de naissance de Marie Curie et d’Alexis Carrel sont rapprochées, l’attribution à l’une et à l’autre du Nobel (le second pour Marie, cette fois à titre personnel) respectivement en 1911 et 1912, fait d’eux des contemporains tout à fait évidents. L’implication immédiate, dans les services et dans l’effort de guerre, de ces deux icônes de la science et de la médecine est tout à fait exemplaire, comme nous l’avons déjà évoqué pour Marie Curie. Carrel, quant à lui, officie comme Major au Corps médical français où il met au point des méthodes de traitement des blessures de guerre et notamment des brûlures. Pour reconnaissance de ses découvertes, il sera fait commandeur de la Légion d’honneur ; de ce temps datent ses liens avec Philippe Pétain.

L’Institut Rockefeller gardant toujours sa préférence, il repart aux USA après l’armistice et collectionnera les travaux et les honneurs ainsi que les publications, en son nom propre ou à titre partagé.

Le site qui accueillera le couple Carrel pour ses séjours en France sera la petite île Saint-Gildas, dont ils font l’acquisition en 1922 grâce au montant du prix de l’Académie suédoise. Cette affectation de la récompense des travaux scientifiques ne correspond nullement à un caprice, puisque le savant choisira de s’y faire inhumer et cèdera le domaine à un ordre religieux après son décès (* ).

Entretemps, la carrière l’aura orienté vers des domaines parfois contrastés mais toujours avec un même brio et un impact incontestable sur le grand public, ce qui culminera avec la parution, en 1935, de son livre L’Homme, cet inconnu, publié simultanément en France et aux Etats-Unis, avec d’emblée un succès considérable.

Toutefois, les thèses eugénistes contenues dans l’ouvrage tombaient au plus mauvais moment, inspirées par un désir réel de développement humain sélectif et socialement bénéfique, voire par une idéologie de dépassement de soi, mais arborant une préoccupation élitiste à laquelle même des commentateurs spiritualistes ne parurent pas lucidement sensibles et à quoi les écoles bien pensantes d’alors réservèrent même un écho enthousiaste (***).

Il faut savoir que dès 1930, le Dr Carrel avait participé aux travaux d’un parti fasciste, et que sa sympathie affichée pour Philippe Pétain, Henry Ford et même Mussolini n’arrangea nullement les choses. C’est lui cependant qui déclara que « le national- socialisme est totalement opposé aux principes fondamentaux de la civilisation occidentale ; il n’a pas construit un monde adapté à l’homme ». Des souvenirs pénibles de la première guerre mondiale ajoutaient, en outre, à la défiance vis-à-vis du nazisme au quotidien.

Revenu effectivement en France en 1940, deux mois avant l’entrée en guerre, Carrel conçoit pour le Ministère de la Santé un hôpital mobile, bientôt adopté par les troupes britanniques en Afrique du Nord, et met au point des techniques de conservation du sang. Il recevra à nouveau le concours d’un spécialiste inattendu en la personne de Le Corbusier. La popularité de Carrel en France et en Europe ayant néanmoins très fortement décliné, il bénéficiera par contre du soutien d’Eisenhower qui exigera « qu’on ne touche pas au Dr CarreL »

Traîné peu à peu dans la boue comme il avait pu être encensé par ailleurs, Carrel vit sa santé rapidement se détèriorer et des reproches cinglants le conduisirent, dès avant la fin de la guerre, à la dépression et au décès.


©Pierre Guérande
       
 
             

 

 

 

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