Trop sombre, la route figée se ferme au voyage. Le soleil buvant la poussière se mélange à la terre. La fatigue le cerne, son corps si peu aguerri se dérobe. Alors, délaissant la fuite de cet autre lui-même, ce frère si semblable : reflet inversé de son âme, dans l’ombre advenue, il s’abandonne, abattu. La roche est son chevet.
Ainsi, Jacob au creux de la terre s’est couché et la pierre opportune porte le songe.
Devant lui, dans la douceur des psalmodies, au parcours d’une échelle dressée, pullule le peuple des anges. Et l’Éternel parle à Jacob. Il écarte de ses yeux l’ignorance. Pénétré de l’avenir, de saisissement, Jacob s’éveille.
« Dieu est présent. Je ne le savais pas, car, il n’y a rien ici que moi-même boule de chair au creux de la terre. »
Il contemple la solitude nue, ceinte de nuit. Il se voit sous sa voûte, étendu. Alors, d’un murmure, il désigne la pierre :
« Il n’y a rien ici que la maison de Dieu et ceci en est le portail. »
Alors, d’un geste qui la révèle unique, il prend la pierre allongée, la dresse verticale et la nomme Beth-el.
Dans l’atelier, le vieux sofa des modèles gémit. Elles l’ont tant sollicité que les chevelures et les corps ont creusé son lit. Toile pieuse, les plis de la trame préservent la trace féconde. Et parmi les coussins et les étoffes, sur l’antique velours, se devine leurs empreintes mêlées. Dans la chaleur émolliente, le sofa assiégé sous la houle d’une hanche succombe. Et le voilà, vénérable complice rompu au plaisir, s’inclinant en courtisan pour une invite à plus de langueur et d’abandon.
Paisiblement, ses cheveux se dénouent. Confiante, elle ose et son peignoir se déprend de sa pudeur. Nue, elle s’enhardit, s’expose à l’inconnu.
Voyant au sein des ténèbres, l’homme ne sait rien de son modèle. Depuis toujours, ignorant des nudités éblouies, il cherche au travers des êtres son absolue de vérité. Aliéné à cet idéal, il scrute l’opale des peaux offertes, voulant connaître toutes les nuances de cette tendre palette. Aujourd’hui, sous ses yeux, la lumière sculpte l’inattendu. Impudique voile de Véronique, elle se pose, linceul lamellé, sur le sensible de cette chair où le soleil égrappe ses brillants.
Fleur de pavé épanouie au souffle païen, petite te voici parée de rouge et d’or. Hétaïre sensuelle, ta main effleure ton sexe : ce jeune fruit acidulé, prêt à cueillir, prêt à aimer.
Tangue, tangue le rafiot, forte houle au creux de l’eau.
Vogue la vague, jamais ne chavire, saute, tressaute le navire.
Dans l’entrepont enténébré s’amoncellent les remugles, soufrés des vieux pets, aigres, piquants de chou, d’oignon. Parmi les ombres rampantes, à la lumière chiche des brandons, dans cette fournaise de la coquerie enfumée, l’homme de l’art, luisant de gras, aux fourneaux rageusement attise les braises. Maître-coq, ta gueule d’enfer aux poils roussis, cuite et recuite, se chauffe rougissante aux culs des poêlons.
Vogue la vague, jamais ne chavire, saute, tressaute le navire.
Roulent, déboulent, s’agitent les flots, fessent les flancs du bateau.
Ce diable d’homme contrefait, aux jambes arquées, tout couturé, tout tailladé, au gré du roulis, d’un bord à l’autre, glisse, sautille et s’arc-boute, bancal, au plancher mal équarri. Des creux, des bosses, il faut que ça bouge, il faut que ça danse et au fond des marmites malmenées, chante le bouilli. Pourvoyeur de vivre, il sait que belle provende donne bonne pitance, leste le ventre et réjouit l’affamé.
Roulent, déboulent, s’agitent les flots, fessent les flancs du bateau.
Festons d’écume au faîte des vagues et les lames de mer mugissent, divaguent.
Surtout, ne jamais oublier les tristes jours sans graisse, ni gruau, jours infâmes faits de suif et de sciures mêlés. Il a connu les voyages hasardeux, les traversées malheureuses, au manger médiocre vite épuisé, vite gâté. Il a vu des hommes, épaves en sursis, ronger cordages ou voilures et des harnais finissant au pot alimenter le brouet. Mais ce soir, le rata est solide et avec une pleine ventrée de ce ragoût épicé, le matelot repu aura la panse bien calée.
Festons d’écume au faîte des vagues et les lames de mer mugissent, divaguent.
Tangue, tangue le rafiot, forte houle au creux de l’eau.
Sur son visage lunaire embué de sueur, sa lippe épaisse s’éclaire d’un sourire édenté. Hilare, sa bouche torse dévore sa face camuse. Ici, il ordonne et prélève sa dîme, un peu de ci, un peu de ça, le regrat du carré. Cuisinier cambusier, envié, craint, il est le maître de l’office où tonne son rire d’arquebuse. Il sait que demain foisonne de souvenirs, d’aventures non vécues. Sa fortune, il ira la cueillir, de la pointe d’un harpon, au plus loin de la terre. Pour lui, vagabond des mers, le retour est impossible. Il sait qu’un jour, sous le vaste horizon crêté de vent, l’océan lui offrira le repos d’une couche, douce d’écume, blanche de sel.
Printemps sauvageon, l’infini est pour toi une source où boire le ciel, une crèche où croquer le soleil. Et l’infini si vaste, impossible à connaître, tu le veux de chair et de sève, comblé de ton être, mais tout ton corps n’y peut suffire. Le monde fini est bien assez grand, il est à toi comme tu es à lui. Le marais fuyant, battu d’un vol farouche, est un autre toi-même. La dune herbée, mamelons doux, flancs sablés, est ce double que tu vénère. Bel enfant, fruit androgyne de la genèse, donne à chacun ta juvénile verdeur, laisse couler sur la terre le lait de ta mère.
Va, en semeur répandre l’incendie.
Va, l’arbre attend, tel un candélabre, ta flamme et le pré, ton pas, foulant, brûlant, le chaume d’hiver.
Amoureux de l'écriture, poésie, romans, théâtre, articles politiques et de réflexions... Amoureux encore de la beauté de tant de femmes, malgré l'âge qui avance, la santé qui décline, leurs sourires ensoleillent mes jours...