© Dessin de Djida Cherfi
Le lendemain, Mohand et Zahir se retrouvent sur leur lieu de méditation habituel et voient passer une femme qu’ils avaient croisée la veille en revenant de la marche. Ils décident d’aller vers elle pour s’expliquer.
En effet, à leur retour de la marche, ils passent à côté d’une femme d’une cinquantaine d’années environ, et ils ne la remarquent pas. Puis soudain, ils entendent une voix très douce les appeler, ils se retournent et la voient qui leur fait signe d’approcher. Les deux garçons vont voir la femme et la saluent. Elle les salue à son tour et leur demande si ça va. Zahir répond :
« Ça va, merci madame, et toi ? »
« Tu as besoin d’aide madame ? » reprend Mohand « Si quelqu’un t’embête, il n’y a pas de problème, on va s’en occuper ! » ajoute-il
La femme répond en souriant : « Non, non, personne ne m’embête, je vous remercie. J’ai juste une petite question à vous poser ».
Et, tout de suite, Mohand dit : « Tu veux qu’on t’indique le chemin quelque part ? »
« Non, je connais mon chemin » dit-elle, puis elle murmure : « Je le connais comme si je l’avais fait ». Après ça, elle ajoute : « D’où venez-vous comme ça ? Vous avez l’air fatigués ».
Après avoir couru et marché pendant des heures, Mohand et Zahir sont épuisés et complétement débraillés. Ils transpirent et se voient obligés de remonter leurs pantalons à chaque pas qu’ils font, comme s’ils avaient perdu dix kilos !
« On revient de la marche » dit Zahir.
« La marche ? » demande la femme.
« Oui madame, la marche de la rovondékatio » répond Mohand.
Et la femme dit : « Ah, celle de ce matin, et… qu’avez-vous revendiqué ? »
Les deux garçons répondent en chœur : « Rien madame ! »
« Et pourquoi ? » demande la femme.
Zahir répond :
« Ce n’était pas pour aujourd’hui, ça sera pour une prochaine marche. »
« Aujourd’hui ce n’était qu’un échauffement » réplique Mohand. Et les deux jeunes hommes se mettent à rire en se donnant des coups d’épaule.
La femme pose alors une question qui semble déstabiliser les deux garçons qui se regardent comme pour trouver une réponse sur le visage de l’autre :
« Si vous aviez pu, qu’auriez vous revendiqué ? »
Comme ils ne répondent pas, la femme reprend : « Quels sont les problèmes dont vous auriez aimé parler ? »
Mohand dit alors avec rage :
« Il n’y a que des problèmes, beaucoup de problèmes mais jamais des solutions. Tu comprends madame ? On manque de tout, il n’y a rien pour nous dans ce pays. C’est de la « hogra », nous les jeunes, nous sommes lésés. » Il continue : « Il y a aussi le problème du travail, la femme l’interrompt et demande :
« Ah vous cherchez un travail ? » et, là, Zahir répond :
« Non, mais… on sait qu’on en trouvera pas de toute façon, et même si on en trouvait ça ne servirait à rien. Ils te donnent un salaire de misère, et tu ne peux même pas te payer une paire de chaussures ! »
« Comme celles que vous portez ? » lui demande la femme. Et, là, Zahir, gêné, lui dit :
« C’est ma mère qui me les a ppp… offertes ; »
« Que voudriez-vous faire par exemple ? » demande la femme.
Sans hésitation Mohand prend la parole pour dire quelque chose de positif et qui pourrait faire de son père le plus heureux des hommes : « On peut tout faire. Nous, on est des hommes ! »
« C’est très bien. Pourriez-vous faire de la maçonnerie ? » demande la femme.
Encore une fois les deux garçons répondent en chœur : « Ah non, surtout pas ca ! » Et Zahir continue : « Nous… on veut travailler dans une société… Quelque chose comme ça. »
La femme leur demande alors s’ils ont un diplôme et, comme ils répondent que non, elle leur explique que c’est une mission impossible et, que même s’ils parvenaient, par miracle, à se trouver une place dans une société, ils auraient le salaire de misère dont ils ne veulent surtout pas. A ce moment là, Mohand donne une solution digne des plus grands « penseurs » en disant : « Nous irons dans une grande société qui a beaucoup d’argent ». La femme sourit, les salue et s’en va.
Le lendemain, donc, Mohand et Zahir vont demander des explications sur un détail qui semble les avoir heurtés. Ils se dirigent vers cette femme et, en arrivant près d’elle, ils ne remarquent même pas le gros sac qu’elle porte sur son dos. Les trois se disent bonjour et Mohand dit :
« Tu nous as menti hier madame ! » Zahir confirme puis demande :
« Tu savais que la marche d’hier était pour les morts de la guerre ? »
« Les martyrs » rectifie la femme avant d’ajouter : « C’était en hommage aux chouhada et, oui je le savais ».
« Pourquoi tu ne nous l’as pas dit alors ? » demande Mohand. « Tu t’es moquée de nous ! »
« Et vous deux comment ce fait-il que vous ne l’ayez pas su !? » demande la femme.
Les deux garçons baissent la tête et ne répondent pas.
La femme épuisée prend alors une longue respiration et dit :
« Les enfants, il est évident qu’en allant à la marche hier, vous pensiez vous rendre à une manifestation. Maintenant dites-moi… Si vous aviez su qu’il s’agissait d’un hommage, y seriez-vous allé ? »
Zahir relève la tête et dit avec fierté : « Et toi, pourquoi tu n’es pas allée à cette marche ? » La femme répond, l’air triste et désolé :
« Je pensais que vous le faisiez pour moi !!! »
« Ah, c’est ça !! Toi tu restes à la maison avec les enfants pendant que les hommes sont dehors. »
« C’est ça, je reste avec les enfants, je les mets au monde, m’occupe d’eux et les aime sans être sûre qu’ils me le rendent plus tard ! » dit-elle, en regardant les deux garçons droit dans les yeux, et elle demande : « Comment vous appelez-vous ? »
Mohand répond : « Moi c’est Mohand et lui c’est Zahir. » La femme dit d’un ton très calme et triste :
« Mohand et Zahir…… Mes enfants ! Combien êtes-vous ? » Mohand étonné répond :
« Madame, on est deux ! »
« Combien êtes-vous ? » répète la femme d’un ton un peu plus élevé. Et Zahir répond en se moquant et en pointant son index droit vers son ami et lui-même :
« Un … deux. Mohand Plus Zahir ça font deux. » Et, cette fois, la femme leur dit d’un ton ferme : « Non mes enfants, Mohand plus Zahir ne font pas deux, Mohand plus Zahir font toute une génération ! » Elle ajoute avec désolation : « Je dois y aller à présent, j’ai un poids sur les épaules et je suis fatiguée. Que dieu vous protège mes enfants ».
Elle s’éloigne en laissant derrière elle un silence oppressant pour les deux garçons qui la regardent s’en aller en se posant mille et une questions. Ils semblent complétement perdus ; ils se rendent bien compte que quelque chose cloche, mais ils ne comprennent pas très bien ce que c’est. Puis, comme s’ils venaient de recevoir une claque, ils réalisent qu’ils n’ont même pas proposé à cette femme de la soulager en la débarrassant de son fardeau ! Pris de remords, ils continuent à regarder la mystérieuse Dame qui s’éloigne encore et encore. Puis une voiture passe laissant flotter un large foulard, léger comme de la soie et qui s’étend au passage de la femme dont la robe verte et blanche semble se confondre avec les couleurs du drapeau algérien. Ne voyant plus la mystérieuse, Mohand et Zahir se dirigent vers leur lieu de méditation tels deux points d’interrogation ambulants.
© Djida Cherfi.
23/01/2015.
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