Le poète est cet être qui lacère ses idées de mots étranges, conjuguant souvent verticalité, rimes et rythmes qui donnent à sa parole un air de prière ou de chanson.
Son allure est celle de l’orpailleur, courbé sur chaque goutte d’eau, traquant la plus folle paillette, fouillant de ses bras intuitifs les sables aurifères d’un merveilleux qui lui file entre les doigts.
Avec ses allures druidiques et son âme de marieuse, il confesse, furète et prospecte, présente un verbe à une élégante métaphore, élève les colombes d’un rêve.
Sous sa capuche, le voilà qui s’égare et partage, balise et ricoche
Le métier est rude, au petit matin des mots. Car son travail est celui d’un moine-laboureur. Mains dans la glaise du langage, le poète mesure sa solitude.
Se dévoiler à cœur ouvert : opération périlleuse, s'il en est. La poésie est-elle une circulation extracorporelle permettant, par la magie des mots, l'oxygénation de l'âme ?
Ce recueil montre tout d'abord des qualités de cœur, une sincérité à fleur de peau, une sorte de véracité sans fioritures, une pudeur qui voile la souffrance contenue tout au fond du thorax. Il est vrai que la poésie permet cette approche à la fois intimiste et artistique.
L'amour / n'est pas toujours / une robe blanche qui ondule (p.30) (...) Pourquoi ces amours-là / qui n'en sont pas ? (p.32) (...) Avant que se croisent nos regards / Me voici prise à ton sourire / Aussitôt je songe au départ / Maintenant tu me regardes / Moi la guerrière désarmée (p.34) : dans un texte dont le titre est Tango...
C'est bien dans ce corps à corps, dans cette danse de l'amour que s'inscrivent ces vers faits de remous, où alternent pulsions et retenue, désir et souffrance, abandon et manque : J'ai su la morsure du loup / Sous le doux baiser de l'amant (p.20). C'est le Je sens que je vais trop t'aimer (p.34) mais aussi le Je sens que tu vas trop m'aimer (p.35) comme finale du même poème.
Et l'auteur de se réfugier, quelque part, dans les souvenirs de son père décédé avant sa naissance (mes rêves ont façonné / un père à ma mesure / un héros sans reproche) (p.16) mais également dans les réminiscences d'une mère-courage dont l'image sacrée ricoche sur la page blanche : J'ai osé la poésie et elle m'a rendu ma mère / ma source (p.18).
Kathleen Hyden-David trouve également son oxygène dans la nature, dans une solitude fructifère, dans la peinture, dans la réflexion créatrice : Souvenirs, laissez-moi / Je vous aime trop / Pour ne pas vous fuir (p.48). Elle respire, elle assume et va de l'avant.
La plume est saine. S'établit d'emblée une connivence de bon aloi entre l'écrivain et le lecteur. Le préfacier Stephen Blanchard relève que Kathleen Hyden-David, est de facto (au-delà de ses propres sentiments) à l'écoute de l'autre. La photo de la couverture, prise par cette grande amatrice d'art, montre des arbres qui se penchent les uns vers les autres, en une sorte de complicité, de souffle partagé, de haie d'honneur sur chemin de l'existence.
Et circule en douce aisance le sang nouveau. Et battent des pulsations retrouvées.
S'approprier une légende aux racines des civilisations, triturer le mythe comme le faisaient nos classiques, se mettre dans la peau du personnage à la première personne, voici tout un programme que Nicole Hardouin n'hésite pas à risquer avec sa plume de feu.
Lilith prend déjà source dans le récit sumérien de Gilgamesh au IIIe millénaire av. J.-C., réapparaît, nous disent les savants (ceux qui savent...), à l'époque assyrienne et babylonienne puis dans la Bible hébraïque, dans la littérature kabbalistique et dans la mythologie grecque. Récurrences fortes, jungiennes peut-être, voire existentielles. Comme si l'humanité ne pouvait s'affranchir de ses démons, comme si toute galaxie ne pouvait scintiller sans la tentation de son trou noir.
Première "épouse" d'Adam dont elle n'est pas issue puisqu'elle provient de la même glaise, tour à tour démone, vouivre, succube, "portion diabolique de l'humanité", rebelle à l'autorité du mâle, principe nocturne inspirant les mouvements féministes post-68, Lilith renaît de ses cendres, siècle après siècle, avec une constance étonnante. Osons nous engager dans cette évocation lyrique d'une étonnante modernité.
La tentation serait de réduire ce texte à sa seule dimension érotique. Car il s'agit bien d'un combat entre Eros et Thanatos auquel l'humanité embryonnaire est confrontée. On y parle du chaos originel, de métamorphose (terme qui est d'ailleurs l'un des sous-titres de ce livre) d'une respiration primitive, de ténèbres matricielles, de mal se confrontant à tout désir, à toute vie primitive : lointaine et présente, arbre et bûcher, entre le gué du réel et du virtuel, dans la nuit du silence, je vis. On m'appelle Lilith.
Il s'agit ainsi d'une Genèse revisitée, d'une liturgie des instants premiers, d'une gestation dans la relation à autrui, d'une transaction entre le néant et la lumière, d'une extravagance entre la structure et le chaos des sentiments, d'une incandescence entre l'attachement et l'avortement spontané de relations humaines. Ainsi, contrairement à ceux qui n'y verraient essentiellement qu'une compétition entre Eve et Lilith, qu'un amour déçu et vengeur de cette dernière, je pense que l'on est avant tout en présence d'une bataille existentielle aux avant-postes de la création. Mais Adam se souviendra-t-il toujours de Lilith ? Visages nés d'une histoire qui porte encore l'aiguillon d'antiques marées, visages qui s'originent en se créant dans le souffle-soufre du temps avant qu'ils ne s'effacent et m'effacent.
Certes, Hardouin n'y va pas avec le dos de la cuillère mais son calame convoque toujours une encre hautement symbolique : faire l'amour comme les éclairs dans l'orage, comme les feuilles sous le vent, comme deux esquifs en perdition sous le regard de Méduse, comme des fantômes dans le lit d'un torrent (...) À s'en rendre fou, à s'en rendre sage, ouvrir l'espace du vivre pour une petite mort. Nuit de lave, drap de suie. Dans cet avant-temps, dans ces antiques marées, en ces heures où se cherchent des complémentarités homme-femme, erre une manière d'Amazone qui choisit, repousse, commande, détruit et façonne, qui est jalouse de la trop sage Ève et de ses engeances. Lilith, mortifère, séduit le mâle, l'autre, comme un objet et le nie dans sa procréation.
Il faut donc s'accrocher devant les sillons volcaniques de Nicole Hardouin : pas un paragraphe qui ne harcèle le lecteur, pas une plage pour faire divaguer son regard mais des ressacs en permanence. Et cette tension artistique qui vous pousse à la page suivante, cette alchimie du verbe qui vous prend à la gorge, ces jaillissements d'une maîtrise extrême... Qui aime la platitude ou le langage oral (et veule chez certains de nos contemporains) peut en contester le lyrisme tout en admettant que nulle ligne ne cède ici à la facilité. Nous sommes en présence d'une prose tout à la fois "néo-baroque" par l'abondance de ses images, de ses incidences et de ses délires mais aussi, quelque part "romaine", à savoir lapidaire : j'en veux pour preuve ces mots isolés qui concluent une invocation, ces mots cruels "En vain ", "Illusion" fermant le dialogue, l'espoir, le rêve, et qui claquent sur la rétine. Réapparaissent les pensées de l'endroit, celles qui tentent, les pensées-calice qui offrent, les pensées-réverbères, celles qui font mal. (...) L'Éden, mais après ?
Cette cosmologie comprend une préface de haute tenue signée par Alain Duault, écrivain et critique musical bien connu et par un tableau de Colette Klein, poète et artiste-peintre, œuvre qui m'évoque précisément la Genèse du temps et de l'espace.
Lilith, l'amour d'une maudite (est-ce de l'amour, est-elle vraiment maudite ?) : un recueil majeur de Nicole Hardouin, gravé dans les chairs à partir d'un thème mésopotamien mais d'une urgence très contemporaine. Avec, comme le dit la quatrième de couverture, une plume de feu et un langage de plomb en fusion.
de Jeanne Champel-Grenier et Louis Delorme, Éditions Thierry Sajat, Paris, mai 2020, 126 p., préface de l'éditeur, tableaux des auteurs, ISBN : 978-2-35157-832-2
Tous deux respirent en poésie, donnant leurs traits de plume, la trace de leurs crayons ou les couleurs de leurs palettes comme les feuilles donnent leur oxygène. Comme cela, sans prétention, apparemment sans effort, sans effet de manche ni battage médiatique.
Partir d'un même vers n'est pas nécessairement facile. Mais il faut avouer un terreau culturel semblable, une eau lustrale puisant à des sources communes, un soleil de France, les vents d'un partage sans faille. Côte à côte, deux bulbes plantés par une main encore très verte : tout au bout d'heures saisonnières, l'un donnera la jonquille, l'autre, la tulipe. Sans ombre ni épines, en heureuse fraternité. Grâce à quelque programme d'un druide, un long brin d'ADN artistique et la magie d'une muse qui, décidément, a bien des facéties...
Sans ambages, Jeanne écoute Romain Gary dire Plus on donne, plus il vous reste ou Léo Ferré chanter C'est extra, tandis que Louis, son frère aîné en littérature, murmure : on s'enrichit par ce beau geste / Au bonheur, on peut s'abonner. Tous deux enfants d'un puisatier courant dans la garrigue, frère et sœur sur un bord de Loire ou tous deux, simples à la margelle d'un émerveillement poétique, Jeanne et Louis ne cessent de faire scintiller le rêve.
Éloquence grave des mots, rythmes burinés aux enclumes où se forge la phrase.
Thierry Sajat, poète, éditeur et ami de tous les instants, relève dans sa préface, que ces textes à deux voix ont le même fond, avec la beauté du verbe, l'élégance de la langue française.
Les deux compères respirent, griffonnent de concert, s'échangent ce langage si courtois qu'il vient sans doute de quelque chevalier, si aimable qu'on pourrait le suspecter de féerie. L'une dit andalou, Daudet, Giono, Pagnol ou bien entonne un chant catalan, l'autre prétend avoir, lorsque viendra le moment de la levée d'écrous (...) tout au fond de sa besace, un ou deux vers à donner à Charon.
Que le lecteur en soit averti : ce livre qui tient si bien en mains a son douloureux secret de famille. Son achevé d'imprimer est de mai 2020. Louis s'en est allé sur les sentes d'un cosmos le 19 avril et n'a jamais eu la joie de tenir ces pages en leur forme définitive. L'ultime titre de sa plume résonne de manière emblématique : En route ! avec l'un de ces sous-titres qu'il saupoudrait d'humour : Ne traînez pas les pieds, ça use les savates ! Son tout dernier vers sera : Notre passage ici n'est qu'une étape brève. Trop brève, Louis, malgré moult décennies sur cette terre des hommes : trop brève, surtout avec ce point final !
Amoureux de l'écriture, poésie, romans, théâtre, articles politiques et de réflexions... Amoureux encore de la beauté de tant de femmes, malgré l'âge qui avance, la santé qui décline, leurs sourires ensoleillent mes jours...