En lieu et place du poème du jour, ce texte qui chante une poésie nostalgique, mélancolique qui laisse rêver
en dépit du décor tragique dans lequel il se déroule. (Jean Dornac)
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Le facteur, petit Hermès à vélo, chemine sur les chemins de France, il ressent très fort sa mission, il est content d’assurer le
lien entre toutes ces âmes ; hier encore, il a apporté le pli tant attendu à Madame Miotte ; elle attendait, inquiète, sur le pas de la porte, le tablier aussi mouillé que ses yeux, il lui a
donné le pli qui arrivait du Chemin des Dames, et il a attendu longtemps, jusqu’au moment du retour de son sourire ; il avait même prévu de donner son dernier bonbon au petit Lucien qui
tétouillait encore accroché à sa mère ; il l’avait vu naître, le petit Lulu, c’est lui qui avait été prévenir la sage-femme et en pleine nuit encore...
Il sait bien qu’il a encore trois plis à livrer, les nouvelles ne seront sûrement pas aussi bonnes sur le parcours ; il devrait
laisser Madame Miotte à sa joie, il se demande à chaque fois comment il va faire pour consoler quand l’enveloppe contiendra des mauvaises nouvelles, de plus en plus fréquentes ; heureusement
qu’il est là, mais en même temps, il en a assez, depuis que tous les hommes valides sont partis, il est là sur les routes du canton, à disperser les nouvelles sombres de plus en plus souvent dans
une guerre qui n’en finit pas ; Dieu Merci, ils ont renoncé à mettre les enveloppes à bordure noire, comme ça on peut préparer les familles...
Ah, s’il avait l’occasion de lui dire ce qu’il en pense, au Général Nivelle, il s’en priverait pas, si c’est pas malheureux, il
les voit pas, lui, toutes ces femmes, qui attendent sur le pas de la porte, le guettent, un nourrisson barbouillé à leur basques, ou un vieux grand-père crachotant à leur côté, mâchonnant une
vieille pipe éteinte, il les voit pas lui, comment il doit être là, trouver les mots, rester longtemps, sortir son grand mouchoir à carreaux, celui-là, il a jamais autant servi... et pourtant
repartir, en emportant les plis funestes un peu plus loin.
Ah, il lui dirait à ce salaud, mais on les voit jamais ceux-là, bien planqués qu’il sont dans les états-majors...
C’est pas drôle d’apporter la mort, une petite lettre et une vie qui bascule, qu’est-ce qu’elles feront, toutes ces jeunes
femmes pour lesquelles le printemps est mort...
Eh, pourtant le printemps, c’est ça qu’il attendait Gaston, en Avril, il fait déjà beau, les jours rallongent bien, quand il
enfourche sa bécane, les oiseaux chantent, il est vieux, mais il se souvient de tous ces printemps, quand il emmenait la Julie au bord de la rivière et que les jonquilles leur servaient de lit ;
il se souvient de tous ces printemps quand il allait à la pêche avec ses deux fils qui sont tous les deux tombés au champ d’honneur, il n’y a plus que la mort, le Chemin des Dames, voilà un joli
nom pourtant marqué d’un crêpe noir à jamais, c’est à ça qu’il pense, Gaston en pédalant, fatigué sur les routes mouillées d’Avril, là-bas, partout la Mort, le Chemin des Dames, comment un si
joli nom pour la Camarde ... les routes glissent, Avril I7, on s’en souviendra du Général Nivelle, il aurait mieux fait de rester en Afrique du Nord, heureusement il y en a un, Pétain, dont on
parle et qui pourrait bien le remplacer et on espère que cela sera bientôt fini, Gaston pourra de nouveau aller à la pêche avec son petit-fils, il pourra lui parler de son père, un héros, il ne
lui dira pas qu’il est mort pour rien, à quoi ça sert...
Gaston pose sa bécane le long de la haie, les jonquilles tendent leurs corolles vers lui, c’est beau, elles oscillent dans le
vent, quand il voit ça, il aimerait pouvoir peindre ce mouvement, ce tapis jaune qui flotte, c’est la vie qui est la plus forte, il y aura d’autres printemps...
Il en oublie presque cette funeste veuve avec ses voiles sombres, mousselines de mort, cette veuve qu’est Marianne, ce chemin de
la Dame en Noir, là-bas, entre l’Aisne et l’Ailette, joli nom, l’Ailette aussi, rivières rouges de sang...
Quand même, à son âge, reprendre du service, évidemment il n’y a plus un homme valide au village...
Et il reprend son vélo, quand il le pose le long de la clôture de Madame Tronchon, il sait qu’il faudra rester longtemps,
heureusement son grand mouchoir à carreaux est sec...
© Claire PRENDKIS
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