Extrait de conte...
Les miaulements s’élevèrent à nouveau, insistants et provocateurs, sous la fenêtre du père Lanselme. Furieux d’être réveillé, le gros homme jaillit de son lit, se saisit du pistolet posé sur un guéridon et fit feu à travers la croisée entrebâillée. Pas assez vite. Les deux chats qui venaient de sonner minuit à leur façon détalèrent dans l’ombre, indemnes.
- Maudits greffiers ! Vous ne perdez rien pour attendre ! Si vous croyez que vous allez continuer à me mener la vie dure !
Théodore avait de quoi être irrité. Une semaine déjà que ces félins importunaient sa famille à qui mieux mieux, miaulant dès l’aube comme des possédés, en couvrant même le chant du coq; réitérant à n’importe quelle heure du jour et de la nuit près de son domicile; dérobant de la nourriture chez les Lanselme, que portes et fenêtres fussent ouvertes ou fermées.
La veille, ces diables d’animaux s’étaient introduits nuitamment par la cheminée du grand salon, subtilisant un saucisson dans la cuisine et laissant des traces de pattes noircies de suie dans toute la maison. Ces larcins et malices attisaient d’autant plus la colère du riche marchand d’étoffes qu’il s’était ingénié à la mort de son épouse, un an plus tôt, à éloigner de lui tout ce qui ressemblait à un chat. Des années durant, par amour pour sa chère défunte, il avait supporté la présence de la gent féline dans son entourage, mais la page était tournée. Du moins le croyait-il… Depuis plusieurs jours, deux représentants de cette engeance étaient réapparus dans son quotidien, non pour le meilleur mais pour le pire.
Ils vont voir de quel bois je me chauffe ! se dit-il. Ma patience est à bout. Avec mes fils, demain, je vais frapper un grand coup. Mais il me faudra l’aide de Delphine.
A la seule pensée de la cadette de la famille, le père Lanselme respira mieux et un sourire s’ébaucha sur son visage rougeaud.
Ma fille, elle, réussira, se persuada-t-il. Avec sa délicatesse innée et ses manières de fée, elle arrivera bien à attirer ces maudites bestioles là où je le voudrai, et alors…
Revigoré par ces belles résolutions, Théodore se rendormit bientôt et passa à l’action dès le lendemain, comme il se l’était promis. Les jours précédents, malgré leur adresse et leur ruse, ses fils Arthur et Rodrigue avaient échoué à tuer les chats à coups de pierres. On eut dit que l’odorat des bêtes était décuplé et les faisait s’enfuir au moment opportun, juste avant de recevoir la volée de gros cailloux apprêtée par les Lanselme. Les tentatives de capture avec un filet de pêche s’étaient révélées aussi vaines.
Ce matin-là, tout se déroula autrement. Ayant aperçu les félins dans le pré qui bordait la bâtisse familiale, le veuf fit venir Delphine, une beauté de vingt ans aux longs cheveux auburn et aux yeux pers, et lui détailla ses instructions. Peu après, la jeune fille avait comme magnétisé les animaux qui la suivirent jusque dans la cave de la demeure, en ronronnant et en se frottant contre ses jambes. Elle leur versa un peu de lait dans une coupelle puis se retira, non sans avoir fermé à double tour la porte d’accès.
Théodore ne cacha pas sa satisfaction. La douceur féminine avait opéré un miracle !
Bon, nous allons laisser ces sales bêtes crever de faim. Dans quelques jours, quand justice sera faite, nous les enterrerons loin d’ici, ou mieux encore, nous les jetterons dans le Rhône. Voilà un problème de réglé ! se réjouit l’homme, un rictus cruel plissant ses grosses lèvres…
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Philippe VEYRUNES est Lauréat de l'Académie Française
©Jeanne CHAMPEL GRENIER
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