Il reste à rentrer en soi, y percevoir un silence aussi ancien que l'être, plus ancien même
Cioran. De l'inconvénient d'être né. 1973, VI
Préface
Etonnante chevauchée que ce beau livre de folie que Nicole Hardouin dépose sur la plage du temps ! On en sort chaviré, comme après avoir bu un alcool fort, le corps chaloupe, l’esprit danse, la peau frissonne.
Les deux premiers mots du livre sont une clé qu’on glisse dans la serrure de ce corps multiple qui s’exalte : « Désirée, désirante ». Car il n’est question que de cela, du désir, dans cette épopée de Lilith, fausse autobiographie du succube fameux mais autobiographie « vraie » (si l’on croit à la vérité dans l’écriture) de celle qui écrit, la femme poète, la femme qui jette sur le monde un regard fatal. Comme si elle nous attirait vers une fin en forme de brasier où se jeter toutes et tous dans un bain d’ultime et définitive jouissance. Gustave Courbet a su nous montrer l’origine du monde : la fin du monde a-t-elle à voir avec ce trou noir, fascinant, cette terra incognita dont nous venons ? Qu’est ce qui annule le monde, le conduit à son crépuscule, à sa nuit, à sa fin ? Ce n’est peut-être qu’en nous que cette fin s’avère – comme ce n’est peut-être qu’en nous que le monde existe. Vertige des questions infinies. Pourtant, la fin du monde – si l’on met de côté les fantasmes qu’elle véhicule – demeure une question essentielle parce qu’à la fois métaphysique et poétique. C’est ce qu’ouvre comme perspectives ce livre qui invite à partager l’intimité d’une femme sans pudeur : « Oui, impudiquement, j’ai aimé la jouissance » ou « Impudique, contre la peau du temps, cruelle aux avenirs trop vite décidés, je caresse la licence de tous les possibles ». Le fameux vers de Dante semble résonner sous ce souffle ardent : « Abandonnez toute espérance, vous qui entrez là ».
Car ce livre est flamboyant, au sens de ceux, les « flambeurs », qui risquent tout pour assouvir leur désir, pour ressentir cette « petite mort » que procure le jeu pour certains, la vitesse pour d’autres, les étreintes pour d’autres encore. Nicole Hardouin est une flambeuse des « corps ruisselants », elle campe au milieu des orages, elle s’exalte des « éclairs au bleu des étreintes », elle appelle à « faire l’amour comme les éclairs dans l’orage », dans « l’immersion totale de l’indécence » (Et comment ne pas entendre les résonances de ce mot : l’un des sens, l’Inde des sens…). Et ce ne sont, page après page, que « frémissements de la luxure », accelerandos des corps : « peaux écartelées, noyées, dénouées de spasmes, les langues brûlent dans le naufrage des sucs ». Avec soudain, un vers nu, bouleversant, qui dit tout : « Nuit de lave, drap de suie ». Car, bien sûr, l’embrasement infiniment réitéré de cette « amante nocturne, vénéneuse » prend tout son sens d’être un formidable emportement de langue, avec un époustouflant baroquisme de mots, avec des rythmes qui se croisent et s’emmêlent, comme les corps, mais avec toujours cette force d’un souffle et ce miroitement presque infini des couleurs de la langue. Et l’on se laisse emporter par ces vagues, ce théâtre ardent, avec cette étonnante et obsédante résurgence de tout ce qui coule et se boit, des sucs, des crues, de la salive et du sang, des mille coulées du corps où se plonger comme on se plonge dans cette langue soyeuse, crissante, grisante.
Bien sûr, il y a l’épopée de Lilith qui porte l’étendard féministe depuis le fond des âges (« j’incitais à des pratiques intolérables en dehors de toute procréation »), mais si elle est prétexte à ces tirades virtuoses, ces grands airs lyriques célébrant les corps embrasés (avec lesquels on imagine la musique formidable d’une des scènes les plus folles de toute l’Histoire de l’opéra, celle de la Gorge-aux-Loups dans Le Freischütz de Carl-Maria von Weber), ce qui constitue aussi la force et l’originalité de ce livre est sa désespérance (« Il y a si longtemps que je n’ai pas déchiffré le paraphe d’un torse en désir »), sa discrète méditation sur l’âge, et puis cet effroi noir quand le grand opéra des corps en couleurs laisse la porte ouverte à des perversions mortifères : « A la douane de l’abject, enfants-jouets martyrisés entre les mains d’adultes, pris dans les filets de regards concupiscents » – avec ce cri douloureux : « Ce mal est-il de mon fait ? ». Des remords alors ? Non, bien sûr, Lilith est peut-être maudite mais c’est une flambeuse sans retour – d’où cette superbe interpellation : « lorsqu’un arbre brûle, rembourse-t-il le soleil ? » ;
On a compris que se jeter dans les draps de ce livre n’est pas de tout repos. Mais c’est un parcours haletant qui, dans sa métaphore assumée, est un somptueux miroir qui tournoie jusqu’à se retourner vers le lecteur qui ne peut qu’avouer son désir. Il faut le lire dans la même transe que celle qui en faufile les trames, le crier parfois, le chanter, le chuchoter, s’en recouvrir, et lâcher pour chacun la bride aux chevaux de nos souvenirs, de nos fantasmes, de ces forêts secrètes et brûlantes de notre inconscient. Le commandement impératif, en forme de clé, y résonne quelques pages avant la fin : « Prenez-moi ».
Alain Duault