Autochrome de la guerre 1914-1918. Soldats dans une tranchée Samama Chikli, Albert ; Opérateur, date de la prise vue, 1916 - https://biblogotheque.wordpress.com/2010/11
Grain de sable, goutte d’eau, ici, seul le présent au registre du temps s’inscrit à l’encre du malheur. Cette nuit, crevant nos pleurs, j’ai rêvé d’une pluie d’obus tombant à minuit rouge. Dragons soufflants, à l’est, les bouches des canons accouchent de leurs masses ardentes. Alors, tout au fond de nous comme un orage lapidaire sur nos visages d’enfants, hurle la mitraille aux éclats noirs. Cherchant le giron accueillant de nos ventres, elle passe en tumulte et s’attarde, gueularde et vagissante, prés des lignes et des abris où elle s’invite dans nos corps démunis. Ici, à jamais, sur la vague pétrifiée des tranchées, le vent courtise la lune gibbeuse et au travers de la voilure fumeuse, bleue de froid, s’avancent les oubliés. Dès que je vois l’image de mon père courage, planté inerte aux sillons ténébreux, les pieds boueux, je me vois, moi, à terre, vomissant le vin âcre et la soupe glaireuse. Et je me souviens de la lettre grise aux mots qui transpercent, du cortège des bombes incendiaires et de cette grasse fumée pourtant si légère au bûcher de mon cœur trop tôt consumé.
Alors, entre nous les bidons circuleront pour des libations absurdes au désastre, au vent amer de douleur qui hérisse nos âmes, à la vie bavarde qui malgré tout jamais ne se tait et qui vient bouillonnante sous nos peaux, battre nos os. Alors, pour un temps, pour un temps seulement, j’oublierai tout et ma lourde capote et les chansons mièvres et la patrie aux vertus cardinales. Car, je ne crois plus qu’en des joies simples et en la solitude d’une sainte gnôle. Sous son onction, triviale et frelatée, il me semble que le ciel qui s’offre à mes yeux est une blessure béante. De belles lèvres entrouvertes, implorantes que je baise et je tète au goulot de mon flacon d’hébétude.
Et puis, je vois, en un flash blanc d’acier, le carnage, de mon ami tendre, de ce frère naît de la tranchée. Je sens à son cou le baiser du barbelé et son odeur de tabac blond. Oui, je vois mon ami, en parure de mort festonnée de ses entrailles, en défroque soyeuse rouge d’écarlate. Soldats buvons et chantons ! Soldat, la patrouille devant toi courait. Dans la végétation folle, il y avait une ravine, profonde et funeste, aux ruines horribles, aux talus sapés où nous courûmes, déjà condamnés. Alors, l’enfer fut en nous. Là, sous la bourrasque flamboyante qui nous faucha, ici, au champ des épines de fer, la gloire échue à la Mort seule. Aux fontaines de nos veines, elle vint récolter ses rouges lauriers. Et pour nous, matin et soir, aux labours des bombes cimentés de sang, l’aumônier, son église à son dos, arpentait ce sale pays. Pauvre pays en guenilles noires, gris de cendres, étouffé sous les semailles d’acier, ton cœur ne se faisait plus entendre. Pourtant, parfois, je me souviens que le ciel était frais comme un son de cloche et clair sur nos chairs frêles. En sortant de leurs rêves, à mesure que la souffrance frappe aux casques des crânes, les peaux barbues soupirent et les compagnons sans honte blêmissent. Ici, à minuit, se loge au corps, la peur des Loups de Berlin.
©Béatrice Pailler
2ème Prix de Prose Poétique 2015
Concours international des Ateliers D’arts Servon sur Vilaine
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